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lundi 11 novembre 2013

Fins et défunts, entretien avec Sylvain Tesson

Je vous présente Sylvain Tesson.


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Écrivain voyageur, auteur du "Petit traité de l'immensité du monde" et
"Dans les forêts de Sibérie". Il revient à l'occasion de la Toussaint et d'Halloween sur les différentes expériences émouvantes, troublantes, étonnantes... Qu'il a pu faire de la mort au cours de ses voyages.

Bonne lecture

Cristobal


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"Le drame en Occident est l'occultation de la mort"


L'Internaute Voyage : Quelle célébration liée à la mort vous a le plus marqué à travers vos voyages ?

Sylvain Tesson : En décembre 2001 j'ai assisté à la fête des morts hindoue dans le temple de Pashupatinath, au Népal. Des milliers (des millions ?) de pèlerins affluaient vers le lieu sacré et bivouaquaient dans un désordre indescriptible, avec ce génie des peuples du subcontinent pour supporter la presse.



Pendant toute la nuit les fidèles veillaient sur la flamme d'une bougie censée représenter l'âme d'un mort. Je venais de perdre mon grand-père une semaine auparavant et j'ai sacrifié à ce rituel.









Aux lueurs du matin, nous avons gagné les rives du cours d'eau qui lavait les pieds du temple et nous avons confié à la rivière nos bougies, délicatement posées sur des feuilles de bananiers. Il faut s'imaginer une rivière couverte de milliers de lueurs. Une rivière en feu. Et le spectacle était saisissant de ces gens affligés qui laissaient au courant le soin d'emporter l'âme de leurs proches, sous la forme d'un lumignon, vers le Gange situé à quelques centaines de kilomètres au sud.






La même année en 2001, j'ai perdu quatre amis dans un accident de voiture en Afghanistan. C'était à l'époque des Talibans. Nous avons rapporté les corps de nos camarades dans notre maison de Kaboul et les avons allongés sur le lit. Ils dégouttaient encore mais leurs mains étaient froides. Nos amis Afghans étaient là et ont commencé à entonner des sourates en arabe.




Puis, deux merveilleuses bonnes sœurs catholiques (qui étaient restées dans Kaboul malgré les événements de ces dernières années) sont venues nous rejoindre et se sont mises à chanter des cantiques.

Et le frère de l'un des défunts a installé au pied des cadavres de jolies petites effigies du Bouddha et des bâtonnets d'encens.

Les sourates, les cantiques et la fumée de santal se mêlaient harmonieusement. Heureusement qu'aucun de ces Mollahs mi-butor, mi-cinglé, un de ces excités qui confondent la foi avec le code pénal n'est entré dans la pièce à ce moment là.


Y a t-il un rite funéraire totalement différent qui vous aurait particulièrement étonné ?

Oui, le spectacle des néo-crémations occidentales auquel j'ai parfois assisté (notamment en 1998 à la suite de la disparition accidentelle d'une camarade alpiniste). Comment des gens épris de beauté et de poésie peuvent-ils nous infliger de nous réunir dans des pièces blafardes décorées de bouquets de fleurs en plastique pour des cérémonies insipides agrémentées de discours mollement distillés par des clergymen livides.

Ces horribles moments ne correspondent pas à la culture occidentale qui jusqu'à une date récente nous amenait à côtoyer la mort et à la célébrer par la grande pompe ou bien par une modeste procession.

"Le drame en Occident est plutôt l'occultation de la mort. Depuis que la population de l'Europe est devenue urbaine, c'est l'institution hospitalière qui recueille le dernier soupir du défunt et non plus ses proches."

Peut-on dire que l'Occident craint davantage la mort que les autres cultures ?

Croyez-vous que la mort soit vécue avec plus de légèreté ailleurs qu'en Europe de l'Ouest ? J'ai entendu des plaintes affreuses en Iran, j'ai vu des gens vidés de toute énergie vitale à la suite de la mort de leur enfant dans une vallée du Pamir pakistanais.


L'imagerie occidentale a certes produit des visions effrayantes de la mort comme l'Ankou en Bretagne.



Mais la conversion chrétienne de l'Occident apaise la vision de la mort en instituant le dogme de la vie éternelle. (Personnellement, n'étant pas chrétien, je préfère imaginer que seul le néant nous attend de l'autre côté. Cela aide à vivre puisque, lorsque l'on attend rien, il faut se dépêcher de jouir des choses. C'est la position hédoniste... )

Le drame en Occident est plutôt l'occultation de la mort. Depuis que la population de l'Europe est devenue urbaine, c'est l'institution hospitalière qui recueille le dernier soupir du défunt et non plus ses proches. Je le déplore. J'aime l'idée que je rendrai un dernier soupir avec les miens avant de plonger dans le néant, plutôt que de m'éteindre sous les néons d'une clinique de gérontes.

Que vous évoque une fête comme Halloween ?

J'aime l'idée de la fête des morts. Mais je préfère la célébrer dans le silence et la solitude qu'en suivant les nouvelles injonctions des marchands. Cela dit je comprends bien que les petits gosses préfèrent jouer aux sorcières plutôt qu'accompagner leurs parents dans des cimetières sinistres pour changer les fleurs en plastique sur la tombe du tonton, mort d'une cirrhose l'année d'avant.

Quand vient le premier novembre, je pense aux miens défunts, je bois un verre de whisky, j'en renverse un peu sur le sol pour les dieux tutélaires, je vais planter un cierge dans l'église de Saint-Séverin, je regarde une photo de ceux que j'ai aimés, je relis un passage de La mort de Jankélévitch ou une bonne nouvelle de Lovecraft. Mais l'idée de me foutre une citrouille sur la tête et de pousser des hurlements pour faire plaisir à des commerçants qui ont saisi l'aubaine d'une fête immémoriale pour fourguer leurs bricoles et qui ont raccordé les wagons du Capital à une tradition séculaire ne me caresse point.


Publié le 31 octobre 2012


Pour prolonger :
  • Philippe Aries, L'homme devant la mort, Ed. du Seuil, 1978.
  • Vladimir Jankelevitch, la mort ou l'expérience de l'impensable, émission radiodiffusée sur France Culture le 9 Août 2003.
  • Lovecraft, Oeuvres complète, Ed. Laffont, Collection Bouquin, 2010.
  • Ananda-K Coomaraswamy, La Signification de la Mort : Meurs Avant Que Ne Meures : Etudes de Psychologie Traditionnelle, Milano Archè, 2001.
  • Jean Poirier (Sous la direction de), Histoire des mœurs, tome 2, volume 1 : Modes et modèles, Gallimard, Collection Folio histoire, 2002.
  • Michel Angot, L'Inde classique, Belles Lettres, Collection : Guide des civilisations, 2002.
  • Marie de Hennezel et Jean-Yves Leloup, L'art de mourir, Pocket, 2000.
  • Jacques Ouaknin, Corps-âme-esprit par un juif, Le Mercure Dauphinois, 2004.
  • Jean-Pierre Schnetzler, Corps-âme-esprit, par un bouddhiste, Le Mercure Dauphinois, 1998.
  • Jérôme Rousse-Lacordaire, Corps-âme-esprit par un catholique, Le Mercure Dauphinois, 2007.
  • Placide Deseille, Corps-âme-esprit par un orthodoxe, Le Mercure Dauphinois, 2004.
  • Fadiey Lovsky, Corps-âme-esprit par un protestant, Le Mercure Dauphinois, 1998.
  • Maryam et Hussein Dassa, Corps-âme-esprit par une musulmane et un musulman, Le Mercure Dauphinois, 2004.
  • Henri La Croix-Haute, Corps-âme-esprit par un philosophe, Le Mercure Dauphinois, 1998.

Et tous les livres de Sylvain Tesson
  • On a roulé sur la terre, avec Alexandre Poussin, Laffont, 1996
  • Himalaya : visions de marcheurs des cimes, Transboréal, 1998.
  • La Marche dans le ciel : 5 000 km à pied à travers l'Himalaya, avec Alexandre Poussin, Laffont, 1998.


  • Les Métiers de l'aventure et du risque, Hachette, 2000.
  • La Seconde Côte d’Adam, dans Histoires de montagnes, collectif, Sortilèges, 2000.
  • La Chevauchée des steppes : 3 000 km à cheval à travers l'Asie centrale, avec Priscilla Telmon, Laffont, 2001.

    • Carnets de steppes : à cheval à travers l'Asie centrale, en collaboration avec Priscilla Telmon, Glénat, 2002.
    • Nouvelles de l'Est, Phébus, 2002.
    • L'Axe du loup, Laffont, 2004.

    • Les Pendus, Le Cherche Midi, 2004.
    • Les Jardins d'Allah, Phébus, 2004.
    • Chroniques des bords du Rhin, Éditions du Verger, 2004.
    • Katastrôf !, Bréviaire de survie français-russe, Mots et Cie, 2004.
    • Sous l'étoile de la liberté (photographies de Thomas Goisque), Arthaud, 2005.
    • Petit traité sur l'immensité du monde, Équateurs, 2005.
    • Éloge de l'énergie vagabonde, Équateurs, 2007.
    • L'Or noir des steppes : voyage aux sources de l'énergie, en collaboration avec Thomas Goisque (photographies), Arthaud, 2007.
    • Lac Baïkal : visions de coureurs de taïga, en collaboration avec Thomas Goisque (photographies), Transboréal, 2008.
    • Aphorismes sous la lune et autres pensées sauvages, Équateurs, 2008.
    • Haute Tension : des chasseurs alpins en Afghanistan (photographies de Thomas Goisque et illustrations de Bertrand de Miollis), Gallimard, 2009.
    • Une vie à coucher dehors, Gallimard (prix Goncourt de la nouvelle 2009).
    • Vérification de la porte opposée, Phébus, 2010.
    • Dans les forêts de Sibérie, Gallimard - Prix Médicis essai 2011.
    • Ciel mon moujik ! Manuel de survie franco-russe, Chiflet et Cie, 2011.
    • Aphorismes dans les herbes et autres propos de la nuit, Équateurs, 2011.
    • Géographie de l'instant , Éditions des Équateurs, 2012.
      Et ses films aussi :

      • Les Chemins de la liberté, Transparences production, 54 min, coréalisé avec Nicolas Millet et distingué par les Écrans de l'aventure (prix du jeune réalisateur 2004)
      • 6 mois de cabane au Baïkal, Bo Travail production, 2011, 51 min, coréalisé avec Florence Tran.

      4 commentaires:

      1. De la part de Demie Lune : Faire le deuil est en effet nécessaire et toujours plus ou moins occulté sous nos latitudes. Le deuil prend du temps et la peine doit être montrée , vécue, revendiquée comme étant une partie à part entière de la vie. Je ne veux pas dire par là qu'il faut hurler à la mort pendant des semaines, (et encore que pour certains ce serait peut-être bien) mais ne pas renier cette douleur que l'on ressent me semble important. La ritualiser c'est la rendre supportable. Je partage cette idée avec Sylvain Tesson. La mort est un passage, vers tout ce que l'on veut quelque soit nos croyances, la mort reste aussi pleine de tristesse que d'amour. Je suis toujours étonnée de voir à quel point tout en semblant tout arrêter et nous obligeant à faire une pause réflexive, elle nous renvoie à ce qu'il y a de plus fort et de plus dynamique dans nos vies.

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      2. De la part de Mim :
        Part I
        Je partage pratiquement en tous points les opinions de Demie Lune. Je m'interroge par ailleurs sur le pourquoi du rituel crématoire en Occident. En effet, à moins que l'historien puisse éclairer ma lanterne, je ne crois pas que la culture gauloise, ni la romaine, ni la française, aient jamais tendu massivement vers l'incinération des corps. Si les nouvelles religions accueillies depuis l'avènement de la République pouvaient seules expliquer cela, ce serait ma foi beau et touchant, comme une inspiration sacrée venue d'ailleurs, mais je n'en suis pas si sûre, bien que, pour certains d'entre nous, ce soit évidemment le cas. Sensibles à l'hygiène, les américains me semblent avoir cédé avant nous à l'appel des cendres. Dans la plupart des séries et films, on peut désormais voir des urnes déversées, par exemple, dans la mer ou dans un lieu cher. La première fois, cela m'a choquée, parce que je n'étais pas habituée. Puis, j'ai trouvé cela beau de pouvoir s'épandre pour toujours ailleurs que dans un cimetière, dans un lieu précis qui nous tiendrait à coeur... Mais chez nous, cette pratique est interdite. Alors je ne sais pas bien pourquoi le choix de la crémation prévaut de nos jours. La déchristianisation de la société depuis 1905 a sans doute beaucoup joué aussi sur l'approche que les français ont de la mort. Le Paradis, l'Enfer et le Purgatoire péchaient (si je puis dire) à convaincre un grand public qui, désormais instruit des choses de la philosophie et des sciences, boudait un peu celles des religions (majoritairement chrétiennes, mais je n'oublie ni les juifs, présents depuis des siècles en France, ni les musulmans). On est devenu très rationnel, dit-on, mais l'assume-t-on vraiment? Ce que je veux dire, c'est que l'on peut très bien accorder une valeur sacrée au corps, sans forcément admettre qu'une âme s'y soit un jour logée. Alors, on ne bâclerait pas un si beau moment que celui où la matière, retournant à la matière, nourrit l'immense Univers de sa sève, donnant alors naissance à d'autres formes de vie. C'est beau la chair aussi, vivante ou morte, aussi beau que l'esprit : c'est toujours de l'être humain en substance...

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      3. de la part de Mim :
        Part II : Moi, j'ai un peu la sensation qu'on se débarrasse de ce moment qui interpelle et questionne, comme on le fait de beaucoup de problèmes qui mériteraient pourtant que l'on s'y arrête un peu. En gros, j'ai l'impression qu'on pourrait me dire :"Allez, zou! On en finit, on rentre boire un verre et puis chacun chez soi." Surtout, je le précise, ce n'est en aucun cas un jugement sur les cas particuliers, mais bien une impression générale, un regard que je pose sur les comportements de notre époque face à ce moment précis de la vie. Oui, j'ai l'impression que les gestes tendres qui accompagnent pour moi la mort depuis toujours ne sont plus possibles dans ce contexte là. On est bousculé, on ne peut plus prendre le temps de rien et les beaux moments sont escamotés. Crémation ou pas, d'ailleurs. Je me souviens du contact de la main de mon arrière-grand-mère, auprès de laquelle j'avais grandi jusqu'à mes douze ans, le jour où je l'ai trouvée toute pomponnée pour son dernier voyage, allongée dans ses draps blancs tout neufs. C'était... comment dire?... Une fête, un peu triste, certes, mais une fête solennelle et belle. Tout le monde venait prier près d'elle et bénir son corps, rapporter les belles oeuvres et les bons gestes de sa vie, lui dire au revoir d'un baiser au front ou d'une caresse sur les mains. Certes, son corps était désormais glacé, mais nous l'aimions ainsi jusqu'au bout. Cela a duré deux jours au moins. Nous la veillions autant que possible - pas moi qui étais jeune, mais la journée, j'étais près d'elle. Cela adoucissait le départ : ce n'était pas ce froid "tu m'vois, tu m'vois plus!" qu'on croit souvent entendre maintenant. C'était lent, comme la vie et comme la mort. Lent et respectueux et tendre. À l'église, même les non-croyants étaient venus. Chacun priait à sa façon, chacun avait une pensée pour elle, un dernier mot et quelquefois des larmes d'amitié. Autres temps autres moeurs? Je n'en suis pas sûre. Je crois que cela est encore possible de nos jours (je ne parle pas des cas particuliers de mort brutale, violente ou autres situations qui exigent que les choses du deuil soient plus pressées). Il suffirait que ces gens, là, qui ont à charge de prendre en main l'incinération des défunts, comprennent que la mort n'a jamais, pour aucun être humain normalement constitué, été une simple opération mécanique. De même pour ceux qui les enterrent. Un peu de beauté, un peu de profondeur, seraient bienvenues pour les familles, avec du réconfort et de la tendresse. Au final, ce serait un beau moment partagé autour de ceux que l'on a aimé, c'est viscéral, nous en avons besoin. Il faut réintégrer la mort à la vie, dont elle fait intimement partie. Il faut la sacraliser, trouver des idées, des rites nouveaux qui parleront mieux à tous, mais pas se contenter de ce nihilisme qui succède au rejet d'un corpus de rituels.
        Nous sommes humains.

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      4. En total accord avec Sylvain Tesson ainsi qu'avec les commentaires de Demie Lune et de Mim.
        De toute façon, l'Occident (et par extension l'être humain moderne) a tout perdu, toutes ses connections avec le Sacré, avec la Terre comme avec le Ciel. Il s'est désuni de l'un et de l'autre et n'est plus relié à rien. Le tabou de la mort n'engendre qu'angoisses et névroses...

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