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jeudi 31 octobre 2013

Une lueur au fond du puits ? - Le dernier entretien d'Andreï Tarkovski

Voici la dernière interview donnée par le cinéaste Andreï Tarkovski (Andreï Roublev, Solaris, Le miroir, Stalker, Sacrifice), le 28 avril 1986, malade au lit, dans son appartement parisien.
Il n’a été publié que dans Nouvelles Clés.

***

Nouvelles Clés : On sent que le genre humain vous a déçu. Quand on voit vos films, on a presque honte d’y appartenir. Y a-t-il encore une lueur au fond du puits ?


Andreï Tarkovski : Discuter d’optimisme et de pessimisme est idiot.
Ce sont des notions vides de sens. Les gens qui se couvrent d’optimisme le font pour des raisons politiques ou idéologiques. Ils ne veulent pas dire ce qu’ils pensent. Comme dit un proverbe russe, un pessimiste est un optimiste bien informé. La position de l’optimiste est idéologiquement maligne, elle est théâtrale, et elle est dénuée de toute sincérité.

Par contre, l’espoir est le propre de l’homme.
C’est l’avantage de l’être humain. Il naît avec l’espoir.
On ne perd pas l’espoir face à la réalité parce qu’il est irrationnel. Il se renforce chez l’homme contre toute logique.


Tertulien disait et il avait raison : "je crois parce que c’est absurde de croire." 

L’espoir a plutôt tendance à se renforcer même face au plus sordide de notre société actuelle. Tout simplement parce que l’horreur, tout comme le beau, provoque des sentiments qui, chez un croyant renforcent l’espoir.

N. C. : Quels ont été les rêves qui vous ont le plus marqué dans votre vie ? Avez-vous des visions ?

A. T. : Je sais beaucoup de choses sur mes rêves. Ils sont pour moi d’une très grande importance. Mais je n’aime pas les dévoiler.
Ce que je peux vous dire, c’est que mes rêves sont en deux catégories. Il y a les rêves prophétiques que je reçois du monde transcendant, de l’au-delà. Puis il y a les rêves quelconques qui viennent de mes contacts avec la réalité. Les rêves prophétiques me viennent au moment de l’endormissement. Lorsque mon âme se sépare du monde des plaines et monte vers les sommets des montagnes. Une fois l’homme séparé du monde des plaines, il commence tout doucement à se réveiller. Au moment où il se réveille, son âme est encore pure et les images sont encore pleines de sens. Ce sont ces images que l’on rapporte de là-haut qui nous libèrent. Mais le problème, c’est que très vite, elles se mélangent avec les images des plaines et il devient difficile de le retrouver. Ce qui est certain, c’est que là-haut, le temps est réversible. Ce qui me prouve que le temps et l’espace n’existent que dans leur incarnation matérielle. Le temps n’est pas objectif.


N. C. : Pourquoi n’aimez-vous pas votre film Solaris ? Serait-ce parce qu’il est le seul à ne pas être douloureux ? (Une reprise de son film Solaris a été réalisé en 2003 par Steven Soderbergh, avec George Clooney, Natascha McElhone, Jeremy Davies...)

A. T. : Je pense que la notion de conscience qui s’y matérialise est assez bien exprimée. Le problème, c’est qu’il y a trop de gadgets pseudo-scientifiques dans le film. Les stations orbitales, les appareils, tout cela m’agace profondément.

Les trucs modernes et technologiques sont pour moi des symboles de l’erreur de l’homme. L’homme moderne est trop préoccupé par son développement matériel, par le côté pragmatique de la réalité. Il est comme un animal prédateur qui ne sait que prendre. L’intérêt de l’homme pour le monde transcendant a disparu.

L’homme se développe actuellement comme un ver de terre : un tuyau qui avale de la terre et qui laisse derrière lui des petits tas. Si un jour la terre disparaît parce qu’il aura tout mangé, il ne faudra pas s’en étonner. A quoi cela sert-il d’aller dans le cosmos si c’est pour nous éloigner du problème primordial : l’harmonie de l’esprit et de la matière ?

N. C. : Comment vous situez-vous par rapport à ce qu’on appelle la "modernité" ?

A. T. : Comme un homme... qui a un pied sur le pont d’un premier bateau, l’autre sur le pont d’un second bateau... L’un des bateaux va tout droit, et l’autre dévie vers la droite. Petit à petit, je me rends compte que je tombe à l’eau. L’Humanité est actuellement dans cette position.


Je pressens un avenir très sombre, si l’homme ne se rend pas compte qu’il est en train de se tromper. Mais je sais que tôt ou tard il prendra conscience. Il ne peut pas mourir comme un hémophile qui se serait vidé de son sang pendant son sommeil parce qu’il se serait égratigné avant de s’endormir.

L’art doit être là pour rappeler à l’homme qu’il est un être spirituel, qu’il fait partie d’un esprit infiniment grand, auquel en fin de compte il retourne.

S’il s’intéresse à ces questions, s’il se les pose, il est déjà spirituellement sauvé. La réponse n’a aucune importance. Je sais qu’à partir de ce moment-là, il ne pourra plus vivre comme avant.

N. C. : Aussi étrange que cela puisse paraître, les gens qui aiment vos films aiment aussi la science fiction de Spielberg, qui est lui aussi fasciné par les enfants. Avez-vous vu ses films et qu’en pensez vous ?

A. T. : En posant cette question, vous montrez que vous n’en avez rien à foutre. Spielberg, Tarkovski... tout cela pour vous se ressemble. Faux ! Il y a deux sortes de cinéastes. Ceux qui voient le cinéma comme un art et qui se posent des questions personnelles, qui le voient comme une souffrance, comme un don, une obligation.


Et les autres, qui le voient comme une façon de gagner de l’argent. C’est le cinéma commercial : E.T., par exemple, est un conte étudié et filmé pour plaire au plus grand nombre : Spielberg a atteint là son but et c’est tant mieux pour lui. C’est un but que je n’ai jamais cherché à atteindre. Pour moi tout cela est dénué d’intérêt.

Prenons un exemple : à Moscou, il y a dix millions d’habitants, touristes compris, et seulement trois salles de concert de musique classique : la salle Tchaïkovsky, la grande et la petite salle du conservatoire. Très peu de place, et pourtant, cela satisfait tout le monde.

Pourtant personne ne dit que la musique ne joue plus aucun rôle dans la vie en URSS. En réalité, la présence même de ce grand art spirituel et divin est suffisant. Pour moi, l’art des masses est absurde. L’art est surtout d’esprit aristocratique. L’art musical ne peut être qu’aristocratique, parce qu’au moment de sa création il exprime le niveau spirituel des masses, ce vers quoi elles tendent inconsciemment. Si tout le monde était capable de la comprendre, alors le chef oeuvre serait aussi ordinaire que l’herbe qui pousse dans les champs. Il n’y aurait pas cette différence de potentiel qui engendre le mouvement.



N. C. : Pourtant en URSS vous êtes extrêmement populaire. Quand on veut voir vos films, on se bat devant les caisses...

A. T. : Primo, en URSS je suis considéré comme un metteur en scène qui fut interdit, ce qui excite le public.
Secondo, j’espère que les thèmes que j’essaye de réaliser viennent du fond de l’âme, à tel point que cela devient important pour bien d’autres que moi.
Tertio, mes films ne sont pas une expression personnelle mais une prière. Quand je fais un film, c’est comme un jour de fête. Comme si je posais devant une icône une bougie allumée ou un bouquet de fleurs. Le spectateur finit toujours par comprendre lorsqu’on lui parle avec sincérité. Je n’invente aucun langage pour paraître plus simple, plus bête ou plus intelligent. Le manque d’honnêteté détruirait le dialogue. Le temps a travaillé pour moi. Quand les gens ont compris que je parlais une langue naturelle, que je ne faisais pas semblant, que je ne les prenais pas pour des imbéciles, que je ne dis que ce que je pense, alors ils se sont intéressés à ce que je faisais.

N. C. : Pensez-vous comme Soljénitsyne que le monde occidental est fichu et que la réalité ne peut venir que de l’Est ?

A. T. : Je suis loin de toutes ces prophéties. Etant orthodoxe, je considère la Russie comme ma terre spirituelle. Je n’y renoncerai jamais, même si je ne devais jamais la revoir. Certains disent que la vérité viendra de l’Occident, d’autres de l’Orient, mais, et heureusement, l’histoire est pleine de surprises.

En URSS nous assistons à un réveil spirituel et religieux. Cela ne peut être qu’un bonne chose. Mais la troisième voie est loin d’être trouvée.


N. C. : Qu’y a-t-il au-delà de la mort ? Avez-vous déjà eu l’impression de faire un voyage dans cet au-delà ? Quelles ont été vos visions ?

A. T. : Je ne crois qu’une une seule chose ; l’âme humaine est immortelle et indestructible. Dans l'au-delà, il peut y avoir n’importe quoi, cela n’a aucune espèce d’importance. Ce qu’on appelle la mort, n’est pas la mort. C’est une nouvelle naissance. Une chenille se transforme en cocon. Je pense qu’il existe une vie après la mort, et c’est cela qui se révèle angoissant. Cela serait tellement plus simple de se concevoir comme un fil de téléphone qu’on débranche. On pourrait alors vivre comme on veut. Dieu n’aurait plus aucune espèce d’importance.

N. C. : Quand avez-vous découvert que vous aviez une mission à accomplir et que vous en étiez redevable à l’humanité ?

A. T. : C’est un devoir devant le Dieu. L’humanité vient après. L’artiste collecte et concentre les idées qui sont dans le peuple. Il est la voix du peuple. Le reste n’est que travail et servitude. Ma position esthétique et éthique se définit par rapport à ce devoir.

N. C. : Quelle est la dernière chose que vous aimeriez dire aux hommes avant de quitter cette terre ?

A. T. : L’essentiel de ce que j’ai à dire est dans mes films. Il m’est impossible de monter sur une tribune que d’ailleurs personne ne m’a construite.


N. C. : Dans votre livre "Le Temps Scellé", vous dites : "L’occident crie sans cesse : Regardez ! Ceci est moi ! Regardez comme je souffre ! Comme j’aime ! Moi ! Je ! Mien... !" Comment avez-vous résolu le problème de l’ego en tant qu’artiste célèbre ?

A. T. : Je n’ai pas encore résolu ce problème. Mais, j’ai toujours senti sur moi l’influence et le charme de la culture orientale. L’homme oriental est appelé à se donner en cadeau à tout ce qui existe. Alors qu’en Occident, l’important est de se montrer, de s’affirmer. Cela me paraît pathétique, naïf et animal, moins spirituel et moins humain. En cela je deviens de plus en plus oriental.

N. C. : Pourquoi avez-vous renoncé à tourner la vie d’Hoffmann ?

A. T. : Je n’ai pas renoncé à ce film. Je l’ai remis à plus tard. Tourner Sacrifice était plus essentiel. La vie d’Hoffmann était destinée à être un film romantique. Or, le romantisme est un phénomène typiquement occidental. C’est une maladie. Quand l’homme vieillit, il voit sa jeunesse comme les romantiques voient le monde. L’époque romantique était spirituellement riche, mais les romantiques n’ont pas su utiliser leur énergie comme il le fallait. Le romantique embellit les choses, il fait ce que je fais lorsque je ne me suffis pas à moi-même : je m’invente moi-même, je ne crée plus le monde, je l’invente.


N. C. : Pourquoi au commencement y avait-il le verbe, comme le rappelle la phrase finale de Sacrifice ?

A. T. : Nous sommes très fautifs envers le verbe. Le verbe n’a de force magique que lorsqu’il est vrai.

Aujourd’hui le verbe est utilisé pour cacher les pensées. En Afrique, on a découvert une tribu qui ne connaît pas le mensonge. L’homme blanc a essayé de leur expliquer et ils n’ont pas compris. Essaye de comprendre la mystique de ces âmes-là, et tu sauras pourquoi au début il y avait le verbe.
L’état du verbe démontre l’état spirituel du monde. Actuellement l’écart entre le verbe et ce qu’il signifie ne fait que s’amplifier. C’est très étrange. C’est une énigme !

N. C. : Vivons-nous la fin du monde ou la fin d’un monde ?

A. T. : Une guerre nucléaire maintenant ? Cela ne sera même pas une victoire du diable. Cela sera comme... comme un enfant qui joue avec des allumettes et qui met le feu à la maison. On ne pourra même pas l’accuser de pyromanie. Spirituellement, l’homme n’est pas prêt à vivre ses bombes. Il n’est pas encore mûr. L’homme doit encore apprendre de l’histoire. Et s’il y a bien une chose qu’on a appris d’elle, c’est qu’elle ne nous a jamais rien appris. C’est une conclusion extrêmement pessimiste. L’homme répète sans cesse ses erreurs. C’est horrible. Encore une énigme ! Je crois qu’il nous faut fournir un travail spirituel très important pour que l’histoire passe enfin à un niveau élevé... Le plus important est la liberté de l’information que l’homme doit recevoir sans contrôle. C’est le seul outil très positif. La vérité non contrôlée est le début de la liberté.

Thomas Jonhson




"Une journée d'Andreï Arsenevitch" (One Day in the Life of Andrei Arsenevich) est un film documentaire français de 1999 réalisé par Chris Marker, sur et en hommage à Andreï Tarkovski.


mardi 29 octobre 2013

Savez-vous d'où vient le "God save the king" ?

Tout commence en janvier 1686.
Louis XIV tombe subitement malade.
Il semble qu'il se soit piqué en s'asseyant sur une plume des coussins qui garnissaient son carrosse déclenchant un abcès à l'anus, qu'il aurait fallu immédiatement inciser pour éviter que la blessure ne s'infecte.

Mais les médecins du roi, épouvantés à l'idée de porter la main sur le fondement de la monarchie, optèrent pour des médecines douces, type onguents.
Ces méthodes ne donnèrent aucun résultat.
Tout cela dura près de 4 mois et les douleurs royales ne cessaient pas !

Brusquement, vers le 15 mai, les chirurgiens, verts de peur, soupçonnèrent l'existence d'une fistule.



Ce fut l'affolement général. Finalement, le 1er chirurgien Félix de Tassy (appelé simplement FELIX) décide d'inciser et "invente" un petit couteau spécial, véritable pièce d'orfèvrerie dont la lame était recouverte d'une chape d'argent.
Mais il fallut encore 5 mois pour fabriquer ce petit bijou...
L'opération eut lieu le 17 novembre - sans anesthésie !!!
Il faudra encore 2 autres incisions (la plaie ayant du mal à se refermer pour cicatriser) pour qu'enfin à la Noël 1686, on puisse déclarer que le roi était définitivement sorti d'affaire...



...et mettre fin aux rumeurs qui, à l'étranger, se propageaient disant que Louis XIV était à l'agonie.

Dès l'heureuse issue de l'intervention connue, des prières furent dites dans le royaume et les dames de Saint Cyr (création de Mme de Maintenon (1635-1719) devenue épouse morganatique) décidèrent de composer un cantique pour célébrer la guérison du roi.



La supérieure, Mme de Brinon (nièce de Mme de Maintenon) écrivit alors quelques vers assez anodins


(on est loin de Paul Valéry ou Charles Péguy)
qu'elle donna à mettre en musique à Jean-Baptiste Lully (1632-1687).


Les demoiselles de Saint Cyr prirent l'habitude de chanter ce petit cantique de circonstance chaque fois que le roi venait visiter leur école.

C'est ainsi qu'un jour de 1714, le compositeur Georg Friedrich Haendel (1685-1759),


de passage à Versailles, entendit ce cantique qu'il trouva si beau qu' il en nota aussitôt les paroles et la musique. Après quoi, il se rendit à Londres où il demanda à un clergyman nommé Henry Carey (1687-1743) de lui traduire le petit couplet de Mme de Brinon.


Le brave prêtre s'exécuta sur le champ et écrivit ces paroles qui allaient faire le tour du monde :



Haendel remercia et s'en fut immédiatement à la cour où il offrit au roi - comme étant son oeuvre - le cantique des demoiselles de Saint Cyr.


Très flatté, George 1er (1660-1727) félicita le compositeur et déclara que, dorénavant, le "God save the King" serait exécuté lors des cérémonies officielles.


Et c'est ainsi que cet hymne, qui nous paraît profondément britannique, est né de la collaboration :
- d'une Française (Mme de Brinon),
- d'un Italien (Jean-Baptiste Lully -ou Lulli-) naturalisé français,
- d'un Anglais (Henry Carrey),
- d'un Allemand (Georg Friedrich Händel -ou Haendel-) naturalisé britannique, et ...
- d'un entre-fesses Français, celui de sa Majesté Louis XIV.

Un hymne européen, en fait !


A quoi tiennent les choses !!!

Si Louis XIV ne s'était pas mis, par mégarde, une plume dans le derrière, quel serait aujourd'hui l'hymne britannique ?...

Pourrez-vous désormais écouter "God save the Queen" sans penser à cette petite plume ?...

lundi 28 octobre 2013

Le métier d'acteur, par Pippo Delbono

​"Le métier d'acteur peut devenir un métier absurde et il arrive parfois que les acteurs soient perdus, comme s'ils avaient oublié la nécessité d'utiliser leurs yeux et leur parole. Alors il émane d'eux comme une tristesse. Le métier d'acteur peut devenir dangereux, lorsque l'on perd la nécessité de trouver dans sa vie des choses plus profondes que des sentiments.

Si un acteur ne travaille que sur des sentiments, lorsqu'il va dîner après le spectacle par exemple, il est, demeure, son personnage. C'est un risque pour lui dans son métier et dans sa vie, outre le fait que ce soit insupportable pour les autres.

Un musicien ne risque pas de devenir une note, un peintre un paysage ou un sculpteur une statue, par contre quelqu'un qui fait du théâtre peut devenir son personnage et risquer de l'être à temps plein. Pour moi être acteur est un processus intime, humain et humble. Nous devons, comme tout un chacun, parcourir notre chemin vers la mort. Je ne peux pas me dissoudre dans moult pers​​onnages et attendre que la mort vienne comme ça, par surprise.

Je cherche et je mets tout en œuvre dans ma vie afin d'avancer avec joie et beauté vers la mort. Chacun appréhende ses histoires a sa manière, mais personne ne devrait oublier que la vie se termine par la mort. Si je cherche dans ma vie une vérité, une sincérité pour être plus profond, alors mon travail d'acteur a un sens. Il devient nécessaire.




J'adore cette histoire que quelqu'un ma racontée : des psychanalystes ont étudié pourquoi les Touaregs dans le Sahara n'ont pas besoin de thérapie et d'antidépresseur.

Ceux qui soignent les autres ont compris qu'il fallait être soi-même, passer au travers de moments douloureux et difficiles. Il me semble que cela devrait être de même pour les acteurs. Un acteur devrait dans sa vie, être en état de fragilité avec tous les risques que cela comporte.

Un état qui fait de lui un guerrier qui combat en parfaite connaissance de ses actes, de ses gestes, sans haine.

Je ne voudrais pas devenir un homme ou une femme de soixante-dix ans, dont on se rend compte, dès qu'il rentre dans un restaurant, que c'est un acteur. si l'on peut dire de quelqu'un qu'il est acteur, c'est qu'il a perdu sa dimension humaine et qu'il est devenu un personnage : un être spécial avec une certaine façon de rire, de bouger, de s'asseoir... dans ce cas-là, les acteurs deviennent des montres...

In Pippo Delbono, Le Corps de l'acteur ou la nécessité de trouver un autre langage, six entretiens romains avec Hervé Pons, Les Solitaires Intempestifs, 2004, page 79-80.

dimanche 27 octobre 2013

La Voie s'ouvre à soi

Bonjour à tous,


Je suis tombé sur ce très bel entretien entre un homme de théâtre et un journaliste de la Revue des Ressources.
Je ne connais pas Yan Allegret, et peu importe.

J'ai voulu vous faire partager les quelques propos qu'il tient et qui partant de son travail créatif font dérouler un itinéraire et une conscience du chemin qui pourront susciter l'intérêt de beaucoup.

Portez vous bien


Cristobal
***

Yan Allegret : La voie s’ouvre à soi.
Oui. C’est juste de dire ça. Ça éloigne l’idée d’un contrôle sur la vie. Cela advient. J’aime bien cette idée.
La vie se manifeste à nous au-delà des grilles de lecture qu’on tente de lui imposer.
À bien y regarder, il y a quelque chose d’apaisant. Il faut juste suivre le fil. C’est inépuisable.
Toute la difficulté ensuite est d’avoir le courage de suivre la voie quand elle se présente à soi.
Quatre années. J’ai vu mon enfant grandir. Un ami est mort. Deux textes ont été écrits. Plusieurs spectacles ont été créés. Beaucoup de scènes ont eu lieu. De la radio aussi. Je suis parti à nouveau plusieurs fois au Japon.
Je me suis éloigné de mon dojo, qui était un des centres de ma vie. Volontairement. J’avais retenu certaines paroles de mon maître : l’enseignement reçu au dojo ne prend pleinement sa valeur qu’à l’extérieur du dojo. Alors j’ai privilégié l’extérieur et un amour nouveau. Aujourd’hui je commence à peine à esquisser un mouvement dans lequel les deux pourraient cohabiter.
La voie n’est pas une ligne. Elle est faite de spirales, de marche arrière, de sauts, de chutes. Il est très important de comprendre cela.
"L’homme debout qui chante face aux portes ouvertes de la mort."
Oui. Ça résumait très bien (mes précédents spectacles) Hana no Michi ou le sentier des fleurs. Tout ce que l’on a à faire face à la mort, c’est chanter, faire vibrer et résonner aussi longtemps que possible ce quelque chose qui est en nous et nous tient vivants.

Vivants. En étant plus conscient de la mort, on devient plus conscient de la vie.
Aujourd’hui je ressens cela. Le jaillissement de la vie. J’observe beaucoup ma fille et je reste fasciné. Je vois la vie en elle s’épanouir, hésiter, se heurter aux obstacles et trouver un moyen de contourner ou d’englober ce qui empêche le mouvement. Je tâche de cultiver cela en moi, et dans le travail, dans le lien aux autres. Garder la mobilité intérieure et tâcher de s’abîmer le moins possible, d’abîmer les autres le moins possible. Aujourd’hui, un long travail qui m’a pris pendant huit années est en train de s’achever, et je vois au-delà l’émergence d’autre chose.

Depuis 2005, je me suis engagé dans une recherche mêlant arts de la scène et arts du combat.
Plusieurs spectacles ont vu le jour.
La plénitude des cendres, avec le champion du monde de boxe Hacine Cherifi.
Hana no Michi ou le sentier des fleurs. Une version au Japon, puis une version en France, avec l’acteur Redjep Mitrovitsa. - Enfin Neiges, que nous avons travaillé avec le maître de sabre japonais Yuta Kurosawa, et qui a été présenté cet automne en région parisienne et au centre Pompidou Metz.
Hana no michi (version française)JPEG - 87.7 ko

 
Le mouvement s’est poursuivi, approfondi je l’espère. On part du combat, du postulat de l’affrontement pour arriver à un endroit où le combat n’existe plus, où le réel est redécouvert, où le paysage intérieur et le paysage extérieur se mêlent.

Je suis content que cette longue recherche m’ait conduit là : à l’éloge du paysage humain et de l’impermanence de toute chose. Neiges, qui est le dernier volet de la trilogie, est très empreint de cela. Plus de combat, plus de résistance. Quelque chose advient qui fait qu’on ouvre les mains, sans s’en apercevoir.

Avec Hana no Michi, je suis allé au bout d’un mouvement de travail "introspectif", dans lequel je suis allé chercher en moi la matière dont j’avais besoin. Je me suis fait "gibier de l’écriture". Je suis "descendu" quelque part en moi pour écrire.
À partir de Neiges, un autre mouvement s’est fait jour.
L’inspiration à suivi l’expiration et quelque chose est "remonté".
Un mouvement d’anonymat à travaillé, créant une brèche, une respiration différente.
Moins de mots. Un vocabulaire plus simple. Et un impact aussi fort, si ce n’est plus.

Une place faite dans l’écriture pour que les spectateurs, lecteurs ou auditeurs viennent se lover dans le texte. C’est ça que je ressens en ce moment.



J’ai plusieurs fois désespéré. Mon corps m’a lâché également, à plusieurs reprises. J’ai compris que ma voie me rendait plus sensible. Mais cette sensibilité n’était pas sélective. On devient plus sensible à tout. À la beauté, mais aussi à la puanteur. Il faut accepter cela. Plus fort et plus fragile en même temps.

On choisit plus ou moins consciemment la voie qui va, un jour, s’ouvrir à soi. Je suis convaincu que l’homme est fondamentalement libre. La liberté nécessite un vrai choix intérieur. Et elle a un prix. C’est tout.

La nostalgie d’un certain silence.
Et toujours la beauté. La solitude. La douleur. Et l’amour.

Je suis à l’intersection. Quelque chose est en train de s’achever et autre chose commence.
Le cycle arts de combat - arts de la scène s’est terminé au centre Pompidou Metz en décembre, avec une carte blanche où j’ai présenté deux des trois spectacles de la trilogie.
Le dernier jour, mon maître est venu faire une conférence sur le rapport entre art et art martial.
La boucle est bouclée. Je donne la parole et ne la reprends plus.
Parce que quelque chose commence, ailleurs.



Depuis un an, j’écris un nouveau texte à partir du Kojiki, le livre fondateur de la mythologie shintô. J’avais cette idée depuis 2006. Adapter le Kojiki, par rapport à la notion d’Enfance. Enfance du monde et enfance de l’homme. Il a fallu cinq ans de maturation avant d’écrire la première scène. J’ai continué à voyager. J’ai mis en scène des spectacles. J’ai pris des notes sur ce texte. Cinq années ont passé. Et l’écriture a jailli l’année dernière. Une jubilation nouvelle. Un souffle.
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Kojiki (Izanagi et Izanami)
























À travers l’écriture du Kojiki, l’enfance s’est présentée à moi. J’ai cru au début que cela prendrait la forme d’un texte pour enfants. Mais je découvre peu à peu que c’est plus ouvert que cela. J’ai encore du mal à le nommer, mais cela a à voir avec un endroit de nous-mêmes où nous remontons aux origines, où nous avons besoin d’une grande fiction pour mettre en scène les forces et les questions qui nous traversent.

Je pense à l’Illiade, La divine comédie, le Mahabharata. Une forme d’épopée. Rappeler la vastitude de l’humain. Et la célébrer. Une célébration de l’énigme d’être au monde. Ça pourrait être une belle définition du théâtre.


Régis Poulet : Une de tes singularités, il me semble, Yan, est de construire à partir de la culture japonaise une œuvre qui ne s’y enferme cependant pas. La représentation européenne du Japon est double. Pour simplifier, il y a la veine du japonisme, très esthétisante, qui est une pratique artistique mais pas une pratique totale au sens d’une voie – comme tu l’explores par l’aïkido. L’autre versant est fasciné par cette étonnante (ou monstrueuse) excroissance de la modernité occidentale représentée par le monde urbain – surtout tokyoïte. Et sorti de là, on a assez peu d’œuvres significatives. Bref, de la projection ou de la fausse acculturation. Néanmoins, une autre voie existe : « pour ouvrir un nouveau terrain, écrit Kenneth White, je me suis dis de mon côté, il y a longtemps, qu’il fallait déshindouiser le vedanta, désiniser le tao, déjaponiser le zen. » [1] Ne pas rester enfermé dans les cadres, eussent-ils été posés par des ‘maîtres’, mais aller vers un champ plus ouvert et nouveau : « Il n’est pas impensable que l’Occident, un Occident-jusqu’au-bout-de-lui-même, puisse inventer une nouvelle voie, une voie sui generis. Après tout, c’est après avoir beaucoup emprunté à la Chine que le Japon de la période Fujiwara a pu inventer le zen. » [2] Te semble-t-il travailler dans cette direction ?


Yan Allegret : Oui, je l’espère. Les années à venir devront le confirmer.
Le travail que je mène ne peut se résumer au Japon. Maintenant il est vrai que ce pays a représenté pour moi une étape majeure de mon chemin. Je ne peux le nier. Et je dois avouer qu’aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi il s’est passé tant de choses avec ce pays.

Bien sûr il y a l’Aïkido. Mais ça ne saurait pas dire la profondeur du lien, les nuances et les floraisons que cela a produit en moi, dans ma vie et mon travail.
Maintenant, oui, je crois que mon travail tente de rendre universel, partageable, une matière donnée, marquée culturellement, géographiquement ou historiquement. Je dois construire des terrains dans lesquels la dimension universelle peut s’épanouir.

En fait c’est cela qui m’intéresse. L’écrin en lui-même (le Japon, la boxe, l’écriture, l’Aïkido, etc...) est transitoire, éphémère. C’est la vibration qui le traverse qui importe. Comment la vie fait résonner une enveloppe.

Dans le cas du Japon, l’argile que j’utilise vient d’une source donnée. La présence d’un maître de sabre traditionnel sur scène par exemple. En me l’appropriant, je lui fais perdre ses attaches. J’en fais autre chose, qui, je l’espère, dépasse le cadre de son origine. Une matière plus universelle, qui ne transgresse pas le modèle original mais tente de le faire résonner autrement. Une résonateur plus vaste.

Je me souviens du jour où en répétant avec le boxeur Hacine Chérifi, j’ai vu à sa place la figure d’Achille.

J’ai relu le combat entre Hector et Achille. C’était la même chose sur scène.




Hacine Chérifi était sur le plateau, et le plateau l’avait modelé en quelque chose de plus grand que lui-même. Une figure était née, par le jeu des lumières, des sons, des présences et de la mise en scène. Et cette figure allait pouvoir parler à n’importe qui, y compris des gens n’ayant jamais vu de boxe de leur vie.

Je repense à Peter Brook.



Il a eu cette immense intelligence de sillonner le monde en se posant toujours la même question : qu’est-ce qui fait théâtre ? De quoi avons-nous besoin pour que le théâtre advienne ? Il ne se préoccupait pas de la forme, mais bien de ce qui la fait se mouvoir.

Ce qui fait qu’il a pu appréhender la culture africaine ou indienne avec une distance juste. Aller jouer dans des villages africains, en Europe, en Inde. A tel endroit, c’est le chant qui fera le lien. Dans tel autre, ce sera le conte, dans un autre Shakespeare.
Il n’y a pas de fixation sur un cadre, mais bien sur une qualité de présence, un certain être-là.

Jung aussi, dans un autre registre, a eu ce « goût des confins ». Il est allé voir très loin, jusqu’au Livre des morts tibétain, et en a extrait une essence universelle.


Si je construis sans m’en apercevoir une voie, elle ne peut être que très personnelle. Et effectivement, le Japon est un prisme à travers lequel j’ai fait passer de la lumière, et qui a éclairé une part du chemin. Mais il ne saurait le résumer.

Pour revenir à ta question, oui, je vois très bien le japonisme esthète, un peu béat. Ça repose très souvent sur beaucoup de fantasme. Et la plupart du temps, ça se marie avec une méconnaissance profonde du ressenti, du ki. C’est un attrait de surface. La pratique martiale m’a permis d’éviter en partie cet écueil. Mon bagage était avant tout construit sur du ressenti.

Le japonisme esthète est fasciné par la forme : ikebana, temples, jardins, etc... Il oublie souvent que la forme précise n’est qu’une étape pour arriver à la liberté. Il fixe l’attention sur la forme et ne voit pas, ne perçoit pas pourquoi on a inventé cette forme, à quoi elle sert.
Il faut bien comprendre à quoi sert la précision de la forme, la ritualisation extrême présente dans les arts traditionnels : c’est tout simplement le cadre construit pour que la spontanéité advienne. La méticulosité de la forme doit conduire à son opposé. Le jaillissement au sein du cadre de la vie elle-même. Pas d’une ritualisation de la vie.




Mon ami maître de sabre Yuta Kurosawa le dit très bien. Si l’on devient esclave du kata, c’est foutu. On est passé à côté de l’essentiel. Mais une pratique sans kata, sans forme fixe, ne pourrait sans doute déboucher que sur un semblant de liberté.

Ensuite, pour basculer dans le japonisme béat, il faudrait que je pense qu’un paradis perdu se trouve là-bas. Je ne le crois pas.

On en vient au point essentiel à mes yeux. C’est cela que la culture japonaise m’a appris : ce que tu cherches est partout, pour peu que tu aiguises ton point de regard. Une fois que tu as compris cela, les choses peuvent changer radicalement.

Le Japon, comme le théâtre, comme l’art martial, ce ne sont plus que des portes.
La vacuité est présente partout. Il suffit de s’y relier.

Vis-à-vis de l’extrême modernité. Oui, le Tokyo contemporain, je l’ai côtoyé beaucoup, je m’y suis perdu avec enthousiasme, mais j’ai aussi mesuré le poids que cela représente pour ceux qui y habitent. Cela ne m’impressionne pas particulièrement. Dans une certaine mesure, c’est assez pathétique, car on a la sensation parfois que cette profusion est là pour masquer un vide abyssal, un système qui tourne à vide, qui part en vrille. A beaucoup d’égards, c’est assez peu humain. Mais bon, le Japon ne résume pas aux mégalopoles, heureusement.
J’ai eu la chance de connaître ce pays de plusieurs façons.


Régis Poulet : après Hana no michi est venu Neiges – dont la représentation en France a eu lieu en novembre à Saint-Ouen – et tu travailles à une autre pièce, Kojiki, directement inspirée du classique japonais du même nom. Si j’ai bonne mémoire, le tatouage que tu as fait en 2006 au Japon et qui dit “Sur la terre sous le ciel” vient du Kojiki. Peut-on considérer que cette troisième pièce clôt une trilogie japonaise et ouvre dans ta vie la possibilité de considérer une époque quasi décennale comme un fruit presque mûr et bientôt laissé à son destin ? Autrement dit, ce tropisme nippon, compte tenu des thèmes de ces trois œuvres, n’est-il pas pour toi une façon privilégiée de travailler la matière de ta vie ?

Yan Allegret : Il n’y avait aucun désir d’écrire une « trilogie japonaise ». Cela s’est fait ainsi. De la même manière, le tatouage « sur la terre, sous le ciel », qui est effectivement issu du Kojiki est apparu évident à un moment, mais aucune réflexion n’avait présidé à cette décision. C’était là. Je devais clore mon premier voyage comme ça. Aller au bout de l’écriture. L’écriture définitive, une bonne fois pour toutes.
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Neiges











Maintenant, le Kojiki, comme je le disais plus haut, a ouvert de façon très spontanée et vive une porte nouvelle autour de l’enfance. En ce sens, c’est une page nouvelle, alors que les deux textes précédents, Hana no Michi et Neiges, résonnaient plutôt dans une continuité.

Je ne sais pas. C’est difficile d’analyser son propre chemin, et d’en tirer des lignes, des sens. Tout ça n’est pas réfléchi de cette manière. C’est avant tout vécu. Et vécu en termes de nécessité. Quand je commence à écrire le Kojiki, il faut savoir que je mature ce projet depuis cinq ans, et que j’ai mis en sommeil l’écriture depuis plus de deux ans. Donc, lorsque j’ouvre les vannes, cela jaillit très fort, bien au-delà de ma propre volonté et cela creuse un sillon autonome. Je ne comprends rien pendant. Je comprends tout après.

Le chemin du travail, c’est à peu près pareil. Il est probable que le texte que j’écrirai après le Kojiki n’ait rien à voir avec le Japon. Ce sera une élégie, pour un de mes amis qui est mort il y a trois ans. Une élégie, mais aussi un éloge. Éloge du présent, du théâtre, du lien que nous entretenons avec cet endroit étrange, très concret et en même temps sans limites : le plateau. En ce moment, je commence à me préparer à cela. Je sais qu’il me faut écrire ce texte.

Donc le Japon, oui, j’y retournerai sans doute, mais je vais probablement aller voir ailleurs à présent. Je sais que ce lien n’est pas achevé de toute façon. Je ne veux pas me focaliser sur un endroit, comme je te le disais, alors que tout dans mon trajet tend à me dire : « Ouvre les yeux, affûte ton regard et tu verras ce que tu cherches partout où tu vas ».



Pour revenir à ta question : J’espère que je travaille la matière de la vie. Non pas la matière de ma vie, mais celle de la vie. De la vie qui me traverse, mais qui traverse aussi les autres. Les autres m’intéressent. Je ne sais pas si je peux de plus en plus, mais disons que le sujet « je » m’intéresse de moins en moins. J’aime à voir comment la vie traverse chacun différemment, les digues qui la contraignent, les ouvertures, les déserts, les inondations. J’aime à voir les chemins que la vie tente de frayer à travers les êtres. J’aime à voir tout cela, à observer ce jeu de la vie avec nous. Ce que je cherche, ce n’est pas spécifiquement en moi. Ça se trouve à une distance différente. La distance. On dirait le mâ en japonais. Celle qui unit et non celle qui sépare. Voilà. Il faut travailler la juste distance. En prenant appui sur certaines matières de ma vie, je travaille en réalité totalement ailleurs. Ce n’est pas très facile à expliquer, mais c’est quelque chose que je ressens très fort en ce moment. Pour les textes à venir, au-delà d’un lien avec un lieu, c’est plutôt une certaine distance que je veux faire évoluer.

Notes :
[1] Kenneth White, L’Ermitage des brumes - Occident, Orient et au-delà, Dervy, 2005, p. 86.
[2] Kenneth White, L’Ermitage des brumes, op. cit., pp. 86-7.

http://www.larevuedesressources.org/suivre-sa-voie-un-entretien-avec-yan-allegret,2459.html

samedi 26 octobre 2013

Savez vous lire ?




is vuos pvueoz lrie ccei, vuos aevz asusi nu dôrle de cvreeau. Puveoz-vuos
lrie ceci? Seleuemnt 55 porsnenes sur cnet en snot cpalabes!!!

Je n'en cyoaris pas mes yuex que je sios cabaple de cdrpormendre ce que je
liasis. Le povuoir phoémanénl du crveeau huamin.

Soeln une rcheerche fiat à l'Unievristé de Cmabridge, il n'y a pas d'iromtpance sur l'odrre dnas luqeel
les lerttes snot, la suele cohse imotprante est que la priremère et la
derènire letrte du mot siot à la bnone palce.

La raoisn est que le ceverau hmauin ne lit pas les mtos par letrte mias ptuôlt cmome un tuot.

Étonannt n'est-ce pas?

Et moi qui ai tujoours psneé que svaoir élpeer éatit ipomratnt!

Si vuss poevuz le lrie, fitaes le svirue !

vendredi 25 octobre 2013

L'équilibre intérieur


"Trente rayons convergents, réunis au moyeu, forment une roue;
mais c'est son vide central qui permet l'utilisation du char.
Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et de fenêtres,
et c'est leur vide qui les rend habitable."
Lao Tseu, Tao Te King, XI.





Dans son Tao Te King, le vieux sage, Lao Tseu, nous explique combien le vide est essentiel, voire structurel pour chaque chose, chaque détails de l'univers qui nous entourent.

Qu'il fonde la moindre attention. Rend possible toute forme à l'instar du silence, son jumeau, dont on se plaît à dire que celui qui succède à la dernière note d'un concerto de Mozart, vient encore de Mozart.


Avec ces vides et ces arcs, c'est presque une cathédrale que Myoko Shida esquisse devant nous et à coup sur d'un temple si l'on tient compte de l'application quasi spirituelle qu'elle y met pour ce faire.

Un temple oui. Mais bâti depuis l'intérieur. Lentement respiré tel un exercice de méditation. Ne justifiant sa raison d'être que par l'intention de son auteur qui une fois le moment passé n'aura plus qu'à le détruire. L'effacer.

Ne restera plus que l'esprit.

Le vide. Le silence.

Désormais ampli d'une lumière nouvelle.

mardi 22 octobre 2013

Le machiniste, par Louis Jouvet



Quand je considère les gens de théâtre, c’est le machiniste qui m’apparaît, pour avoir, mieux qu’un autre, le sens du dramatique. Tout ce que je sais du théâtre, je l’ai appris d’abord avec les machinistes, sur la scène, dans cet espace imaginaire où se passent des actions imaginaires qu’on appelle pièces de théâtre. Dans cette profession où chacun travaille dominé par un sentiment, le machiniste est peut-être le plus éminent. Celui qui sait dire le sens des choses invisibles, celui qui sait en faire les écrans, qui a le sens du théâtre.

Le poète en a le don, l’acteur s’y exerce et en profite de toute façon mais le machiniste en a comme le secret. Car il a le sens du métier.
Un métier secret et qui fait du secret du théâtre, le secret d’un métier.

Le sentiment dramatique de l’acteur n’est pas celui du lieu.
Il peut jouer deux cent fois et serait incapable de décrire le décor qui le reçoit.
Il n’a de sentiments dramatique que pour lui-même, pour son costume, son entrée et sa sortie de scène.
Le lieu ne le préoccupe pas. La salle plus que la scène lui importe. Si elle est trop grande ou trop petite.
Il ne s’occupe que de son texte et de sa scène à jouer.
Et toute sa fonction est réduite à ce duel entre son rôle et le public.
Son sentiment dramatique est orienté sur un personnage, qu’il parasite, où il se ventouse et se sustente.



D'ailleurs ce sentiment n’est pas désintéressé.
Il vise à son succès, à son éclat.
S’il est applaudi, tout disparaît autour de lui, s’il n’est pas remarqué rien n’existe des beautés environnantes.

Mais celui qui vit et travaille pour le lieu dramatique agit bien différemment.
Celui qui pendant des semaines, cloue, colle, scie, invente par cent devis : menuiser, forgeron, ébéniste, charpentier, gabier, tapissier, tapeur, ingénieur et ouvrier à la fois. Que n’est il pas ?
Il sait tout faire : Un salon, une cabine de bateau, un palais grecque une chambre renaissance.



Celui-là éprouve et pratique le sentiment dramatique à l’état pur pour tout ce qui touche au théâtre.

Ce que j’ai vu ou appris de lui est la vraie tradition.
Être assis dans la salle vide et contempler la scène en travail : On se sent l’âme d’un spectateur.

Voir le décor se former peu à peu, errer dans la salle et aller s’asseoir dans d’autres fauteuils, visiter les loges et les avants scènes d’où l’aspect du décor change à chaque fois
Rendre à chaque fois par l’imagination, l’état d’esprit, le rang, la condition du spectateur qui occupera cette place.
On imagine qui il sera, comment, avec qui.
On se rappelle de soirées comme spectateur, de sa joie et de sa mélancolie.
Soudain les lumières en s’allumant ou en s’éteignant viennent changer les proportions et les perspectives du décor.



Errer dans les coulisses pendant que les hommes s’affairent dans une lente attention, une ardente patience, avec des gestes simples.
Ils passent, repassent, descendent dans les dessous du théâtre, ces entrailles, cet enfer qui a la magie, la sorcellerie, le charme et l’aspect redoutable et incompréhensible des greniers de notre enfance.



Ils montent dans les cintres, sur les passerelles et les services, les balcons semblables aux bastingages des bateaux avec leurs lices et leurs cordages, bien arrêtés par des chevilles régulièrement espacées dont la part inutile est roulée sur le plancher.

Pour ne pas impatienter ces hommes, on s’efface et on retourne dans la salle.


  • Extrait de "Louis Jouvet, Préface à l’édition en langue française de La Pratique pour fabriquer scènes et machines du Théâtre par Nicola Sabbattini, 1942, pp. 39-40."
  • Ecoutez l'Enregistrement du texte lu par Pierre Fresnay
  • Voir le Lexique du Théâtre ainsi que l'article Scénographie, par Jean Cholet.





Si la Terre était un village...






     Si on pouvait réduire la population du monde en un village de 100 personnes tout en maintenant les proportions de tous les peuples existant sur la terre, ce village serait ainsi composé:

     *57 asiatiques
     *21 européens
     *14 américains
     *8 africains

     Il y aurait:
     *52 femmes et 48 hommes
     *30 blancs et 70 non blancs
     *30 chrétiens et 70 non chrétiens
     *89 hétérosexuels et 11 homosexuels

     *6 personnes posséderaient 59 % de la richesse totale et tous les 6 seraient originaires des USA
     *80 vivraient dans des mauvaises maisons
     *70 seraient analphabètes
     *50 souffriraient de malnutrition

     *1 serait en train de mourir
     *1 serait en train de naître
     *1 posséderait un ordinateur
     *1 (oui,un seulement) aurait un diplôme universitaire

      Quand on considère notre monde à cette échelle, le besoin à la fois d'acceptation, de compréhension et d'éducation devient clairement évident.

     Prends en considération aussi ceci:

  •      Si tu t'es levé ce matin avec plus de santé que de maladie, tu es plus chanceux que le million de personnes qui ne verra pas la semaine prochaine.
  •      Si tu n'as jamais été dans le danger d'une bataille, la solitude de l'emprisonnement, l'agonie de la torture, l'étau de la faim, tu es mieux que 500 millions de personnes.
  •      Si tu peux aller à l'église sans avoir peur d'être menacé, torturé ou tué, tu as une meilleure chance que 3 milliards de personnes.
  •      Si tu as de la nourriture dans ton frigo, des habits sur toi, un toît sur ta tête et un endroit pour dormir, tu es plus riche que les 75 % des habitants de la terre.
  • Si tu as de l'argent à la banque, dans ton portefeuille et de la monnaie dans une petite boite, tu fais partie des 8% les plus privilégiés du monde.
  •      Si tes parents sont encore vivants et toujours mariés, tu es une personne réellement rare.
  •      Si tu lis ce message, tu viens de recevoir une double bénédiction, parce que quelqu'un a pensé à toi et parce que tu ne fais pas partie des 2 milliards de personnes qui ne savent pas lire.


     Travaille comme si tu n'avais pas besoin d'argent.
     Aime comme si personne ne t'avait jamais fait souffrir.
     Danse comme si personne ne te regardait.
     Chante comme si personne ne t'écoutait.
     Vis comme si le paradis était sur terre.

dimanche 20 octobre 2013

Pour ceux qui aiment les mots !


1. Le plus long palindrome de la langue française est « ressasser »
On peut donc le dire dans les deux sens.

2. « Squelette » est le seul mot masculin qui se finit en « ette »

3. « Institutionnalisation » est le plus long lipogramme en « e »
C'est-à-dire qu'il ne comporte aucun « e ».

4. L'anagramme de « guérison » est « soigneur »

5. « Où » est le seul mot contenant un « u » avec un accent grave
Il a aussi une touche de clavier à lui tout seul !

6. Le mot « simple » ne rime avec aucun autre mot.
Tout comme « triomphe », « quatorze », « quinze », « pauvre », « meurtre , « monstre », « belge », « goinfre » ou « larve ».

7. « Endolori » est l'anagramme de son antonyme « indolore », ce qui est paradoxal.

8. « Délice », « amour » et « orgue » ont la particularité d'être de genre masculin et deviennent féminin à la forme plurielle.
Toutefois, peu sont ceux qui acceptent l'amour au pluriel. C'est ainsi!

9. « Oiseaux » est, avec 7 lettres, le plus long mot dont on ne prononce aucune des lettres : [o], [i], [s], [e], [a], [u], [x]
« Oiseau » est aussi le plus petit mot de langue française contenant toutes les voyelles. Eh oui !

vendredi 18 octobre 2013

Le problème n’est pas de gérer la pénurie, mais l’abondance - par Patrick Viveret


Patrick Viveret replace les émotions, et d’abord l’amour, au milieu d’un paysage où elles n’ont habituellement pas droit de cité. Longtemps proche de Michel Rocard, Patrick Viveret est fameux dans le monde des alter-mondialistes. Conseiller à la Cour des Comptes, on lui doit une nouvelle approche de la richesse et des monnaies libres. Mais sa grande contribution au débat collectif concerne la façon dont il replace les émotions, et d’abord l’amour, au milieu d’un paysage où elles n’ont habituellement pas droit de cité.

Nouvelles Clés : L’un de vos grands apports, depuis vingt ans, a été de montrer combien la politique et l’économie se leurraient en évacuant leur dimension émotionnelle. Et dans votre dernier livre, Pourquoi ça ne va pas plus mal ? (éd. Fayard) vous nous apprenez cette chose étonnante : face à la crise économique de 1929, John Maynard Keynes - l’économiste génial qui allait inspirer à Roosevelt son New Deal, démontrant que le marché ne pouvait s’autoréguler et que l’État devait lui fixer des règles - disait ceci : « Le problème n°1 de l’économie, désormais, c’est qu’on ne nous a pas appris à jouir. »


Patrick Viveret : Oui, c’est surprenant, même les keynésiens n’ont pas lu, ou pas entendu la partie anthropologique de Keynes. En 1930, à la fin de ses Essais sur la monnaie, dans un chapitre intitulé « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », il commence par dire : « Nous ne vivons pas une crise de la rareté, mais une crise de l’abondance ; or, nous ne savons pas gérer l’abondance ; c’est ce qui provoque une dépression nerveuse universelle. » Il voit que le marché est myope et, laissé à lui-même, crée des déséquilibres qui conduisent à des phénomènes très pervers. Mais à un niveau supérieur, il voit ceci : pendant des millénaires, les humains ont été obsédés par la pénurie et la rareté ; l’économie moderne, alliée à la technique, a réussi à nous sortir de là et maintenant, nous sommes confrontés à un problème d’abondance et de surproduction que ne savons pas gérer. Pourquoi ? « Parce que nous n’avons pas appris à jouir. »
Quarante ans plus tard, c’est le reproche que lui feront encore des puritains comme Frederic Hayek, le théoricien de la contre-révolution que les pseudo « libéraux » Margaret Thatcher et Ronald Reagan mettront en œuvre. L’hédonisme de Keynes, sa posture de vie jouissive leur est aujourd’hui encore insupportable.

Le plus étonnant, c’est que cette partie méconnue de la pensée keynésienne coïncide avec les visions de deux autres auteurs fameux : Georges Bataille et Sigmund Freud.

 

En cette même année 1930, eux aussi écrivent sur le caractère profondément psychique de la crise économique qui se déroule sous leurs yeux. Tout comme on ne connaît pas la part anthropologique de Keynes, on ignore la contribution économique de Georges Bataille, limitant son travail à l’érotisme. On la retrouve pourtant clairement exprimée dans « La dépense », un article paru dans la revue libertaire Critique Sociale, qui deviendra le premier chapitre de La Part maudite. Que dit-il ? Que nous sommes tous obsédés par la « petite économie régionale », régie par la rareté, alors que nous devrions prendre en compte la « grande économie générale » des flux d’énergie qui traversent le monde, à commencer par le flux énergétique du soleil, pour nous apercevoir qu’en réalité, le problème n’est pas la rareté, mais l’abondance. Car, dit-il, si nous n’apprenons pas à gérer l’abondance, la « dépense » finira toujours par se produire quand même (on ne peut pas faire autrement), mais sur un mode destructeur, pathologique, et notamment par la guerre. Et c’est précisément à ce moment-là que Freud écrit Malaise dans la civilisation, où il fait l’hypothèse que les phénomènes psychiques, notamment névrotiques et dépressifs, ne sont pas simplement analysables sur le plan individuel, mais aussi sur le plan sociétal.

Quand on réunit ces trois regards, on se dit que si l’on avait vraiment traité les problèmes dans ces termes, on aurait peut-être pu éviter les formes de régression psychiques collectives monstrueuses qu’ont été les grands totalitarismes, la Seconde Guerre Mondiale, Auschwitz, etc. Mais ça nous donne aussi des clés pour comprendre notre propre situation aujourd’hui. Si les psychismes collectifs étaient déterminants pour l’économie des années 1930, a fortiori le sont-ils à notre époque, où l’essentiel du capitalisme financier est devenu une base informationnelle et symbolique. Autrement dit, les enjeux émotionnels n’ont jamais été aussi puissants qu’aujourd’hui.

N.C. : Parmi les visionnaires qui ont vu tout cela dans les années 30, vous pourriez aussi compter Wilhelm Reich.
P.V. : Absolument.



Il avait vraiment pointé une dimension supplémentaire : comment fait-on, quand on est en présence d’une psychopathologie de masse comme le nazisme, à laquelle on ne peut pas répondre par des approches comme la psychanalyse, trop chère, trop longue, trop individualiste ? Le fait d’expliciter l’enjeu de la peur, de la cuirasse caractérielle qui se constitue pour s’en protéger, et de la relier à la question de Keynes - nous n’avons pas appris à jouir -, qu’il définit comme le détournement de l’orgasme, tout cela est proprement visionnaire. La fécondité de Reich est beaucoup plus importante qu’on ne le dit. L’essentiel de la psychologie qu’on appelle aujourd’hui « humaniste » part de lui.

N.C. : Il avait tenté de convaincre le parti communiste allemand de l’importance de la sexualité. C’était évidemment peine perdue. Tout comme Rudolf Steiner essaya de les convaincre de l’importance de la spiritualité - là, c’était encore plus fou.


P.V. : Le communisme est un christianisme laïcisé qui n’aurait pas suffisamment pensé la difficulté de l’amour. Et l’échec du communisme tient beaucoup moins aux raisons que l’on cite habituellement - bureaucratie, centralisme technico-économique - qu’à une raison anthropologique de fond : apprendre à des humains à s’aimer, à vivre ensemble, à partager des biens communs, ne va absolument pas de soi. Si vous croyez que faire sauter quelques verrous, dont l’exploitation capitaliste, suffit à faire en sorte que les communautés humaines vont vivre spontanément leur réconciliation, et si vous ne travaillez pas sur la difficulté de l’amour, non seulement les choses ne se passeront pas comme le voulez, mais vous aboutirez à l’effet inverse. L’amour, c’est comme le don : on ne le force pas. Si vous obligez les gens à s’aimer, vous provoquez une violence proportionnelle à l’énergie investie. Or, l’amour est le gisement énergétique humain le plus fort.

N.C. : L’historien Will Durant suggère qu’à l’opposé du schéma habituel, le communisme, qui a régi les sociétés humaines pendant des millénaires, représente en fait le pôle politique conservateur, alors que le libéralisme, qui tolère des inégalités, injustes mais créatrices d’innovations, représente plutôt le pôle progressiste.



Avec une dialectique simple, qui fait qu’à un moment donné les inégalités deviennent trop grandes, cessent d’être fructueuses et suscitent une révolution, nostalgique du communisme primaire, et tout repart.

P.V. : Il faut distinguer la période hominienne, qui dure trois millions d’années, et la période proprement humaine, qui commence avec les premières sépultures, il y a 100 000 ans. Notre humanité commence avec l’émergence de la conscience de la mort, et donc de la singularité : je suis autre que le cosmos et autre que mes congénères. Avant cela, il y a eu sans doute un premier communisme « hominien », viable parce que fondé seulement sur les besoins. Mais quand on entre dans la famille Sapiens sapiens (que Morin a raison de vouloir appeler Sapiens demens, puisque c’est une espèce savante mais pas sage, sans cesse tentée par la démesure), il y a émergence conjointe de la singularité et de l’altérité et, à partir de là, le rapport à autrui n’est plus simplement fait de besoins et de nécessités, mais aussi de désir, de choix, de volonté, d’amour et de haine !


L’erreur de la politique et de l’économie est de ne pas en tenir compte. L’une et l’autre ont en commun de traiter l’humain comme un être de besoin et de raison - un animal greffé sur un ordinateur -, alors que l’émergence de la conscience de la mort bouleverse l’univers des besoins. Elle ne l’annule pas (les besoins demeurent), mais elle crée le désir, dont la caractéristique est d’ouvrir le champ de l’illimité. Le besoin (respirer, boire, manger, se chauffer, se reproduire) est autorégulé par la satisfaction. Le désir non. Si nous n’étions que des êtres de besoin rationnels, le libéralisme, dans sa tradition économique, aussi bien que le socialisme, dans sa tradition étatique, seraient tous les deux des solutions efficaces : dans un cas, un marché d’offre et de demande régulerait les besoins et leur satisfaction ; dans l’autre cas, une conscience collective réussirait à arbitrer entre les priorités relatives des différents besoin. Or, ça ne marche pas, précisément parce que l’être humain n’est pas seulement un être de besoin et de raison, mais un être de désir et d’angoisse. Et si l’on ne travaille pas cet enjeu-là, on passe à côté de la question de l’illimité du désir, et cet illimité dégénère alors en captation de richesse (le capitalisme), ou en captation de pouvoir (le despotisme), ou bien en captation de sens (la religion, le scientisme ou l’académisme), ou encore en captation de genre (le patriarcat, le machisme).

En réalité, toutes ces captations sont de formes de ce que les Grecs appelaient la pornéia, qui est la forme d’amour la plus basique.


C’est l’amour glouton du nourrisson pour le sein de sa mère, qui donne la pornographie s’il demeure tel quel chez l’adulte. On dit souvent que les Grecs distinguaient deux formes d’amour, l’eros et l’agapé. Non, ils en distinguaient au moins quatre : la pornéia, l’eros, la philia et l’agapé. La pornéia du nourrisson nous le montre dans sa vulnérabilité et dans son pouvoir d’absorption, on pourrait presque dire de « fusion-acquisition » du corps de sa mère, au point qu’il ne le distingue pas encore clairement du sien. La plupart des problèmes de l’humanité sont des problèmes de pornéia. Pour le nourrisson, elle suffit. Mais quand des milliards d’adultes restent scotchés à ce niveau, qui nie l’autre (qu’il soit parent, conjoint, amant, ami, enfant, voisin), la civilisation entre en malaise grave, comme disait Freud. Tant qu’on n’a pas fait le pas qui mène vers l’eros et la philia, on n’accepte pas autrui, l’altérité - même si, à ces stades-là, cette acceptation se situe encore dans un donnant-donnant, qui ne sera dépassé de façon inconditionnelle qu’au niveau de l’agapé. Plus on monte, plus s’enrichit la qualité de don et de conscience.

N.C. : On dirait que vous avez bien lu Jean-Yves Leloup...
P.V. : Bien sûr !



C’est l’un des auteurs qui ont su parler de tout cela et qui restaure, au sein même des traditions spirituelles, ces distinctions fondamentales. La grande force des spiritualités et particulièrement du christianisme, c’est qu’elles posent la question : comment fait-on pour vivre avec l’autre, pour l’aimer ? Comment passe-t-on d’une situation où l’autre est considéré comme une menace, à une situation où il est un compagnon de route ? On entre là dans la question amoureuse, qui est de loin la question la plus difficile de l’humanité. Et là, le communisme (ou le libéralisme) « hominien », quasiment animal, fondé sur les besoins et sur le biologique, devient obsolète, il doit être remplacé par un communisme (ou un libéralisme) humain, fondé sur les désirs.

N.C. : Cela dit, l’occultation de l’émotionnel et de l’amour, dont vous parlez à propos de l’économie et de la politique, on la retrouve aussi du côté des religieux.

P.V. : Et là encore par peur de l’abondance. Pensez à deux flux d’abondance qui nous irriguent en permanence : le souffle et la sexualité. J’avais construit un scénario, où les économistes parlant des besoins vitaux, au lieu de partir de l’alimentation, seraient partis de la respiration, besoin vital encore plus prioritaire : on peut se passer de manger quelque temps, pas de respirer. D’ordinaire, en bâtissant un modèle économique à partir de la nourriture et de sa rareté, on obtient un triangle « rareté-production-quantification ». C’est le triangle basique qu’on retrouve dans tous les cours d’économie. Mais si vous bâtissez un modèle à partir de la respiration, tout change. Au sommet du triangle, vous avez l’abondance de l’air atmosphérique. La production, elle, devient une transformation de cet air que vous offre l’univers.


Quant à la quantification de l’air respiré, elle n’a pas d’intérêt, ce qui compte, c’est la qualité de cet air. Et voilà que vous retrouvez les traditions de sagesse, qui nous ont toujours dit que l’essentiel, c’était d’apprendre, qualitativement, à respirer. Or, si vous partez de ce triangle « abondance-transformation-qualité », vous allez soudain beaucoup mieux comprendre les formes contemporaines de l’économie, qui sont celles de l’information, flux par définition illimité. Vous ne pouvez en effet rien comprendre à l’économie de l’ère de l’information si vous continuez à raisonner dans les termes du triangle « rareté-production-quantification ». C’est pour cela que nous nous enlisons en ce moment dans tous ces marécages législatifs sur le droit d’auteur, le téléchargement, la loi Adopi, etc. Si par contre vous raisonnez à partir du triangle de l’économie politique de la respiration, une nouvelle vision s’ouvre, positive et réaliste.

Prenez maintenant cet autre grand flux d’abondance, la sexualité. A l’origine, toutes les traditions spirituelles et religieuses savent que l’énergie sexuelle est un voie d’accès privilégié au divin. Le Kama Sutra et les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, c’est fondamentalement la même chose.


Si nous étions complètement et spontanément dans la radicalité de l’amour, nous n’aurions pas besoin d’exercice. Mais comme nous ne le sommes pas, le plus souvent, nous avons besoin de méthode, du grec meta-oudos (« chemin qui va au loin »), et le vrai Kama Sutra, non expurgé, est celui où les textes spirituels accompagnent les techniques érotiques.

Une tradition spirituelle conséquente épouse le double flux du souffle et de la sexualité. Inversement, l’univers de la peur génère de la captation - de richesse, de pouvoir, de sens -, bloquant un accès majeur au divin et provoquant de la désespérance.

N.C. : Une enquête publiée en 2008 (1) a montré qu’en France, les innovateurs se divisaient en deux grands groupes : les Créatifs Culturels (17 % de la population) et les Alter Créatifs (22 %). Ils sont d’accord sur tout, sauf sur un point : l’introspection - qui peut aller jusqu’à la spiritualité. Chère aux premiers, les seconds s’en méfient terriblement. Ne pourrait-on pas dire que vous faites partie des deux groupes, ce qui signifierait que des passerelles nouvelles apparaissent et que de vieux fossés se comblent ?



P.V. : Certainement. Mais il est essentiel de comprendre pourquoi les Alter Créatifs sont allergiques à la spiritualité. L’identification du mot « spirituel » à son contexte religieux a duré des siècles. En héritier des adversaires de l’Église et passionnément attachés à tous les mouvements d’émancipation, les alter créatifs s’en méfient donc très naturellement. Il est essentiel de comprendre les allergies sémantiques si on veut que le monde évolue. Quand on étudie les logiques du désaccord, on se rend compte que, la plupart du temps, l’opacité vient du malentendu et du procès d’intention. C’est une expérience très intéressante de demander aux personnes d’un groupe comment elles se sentent face à tel ou tel mot, indépendamment de toute argumentation. Vous avez des pour et des contre, mais dès qu’on commence à s’expliquer, la frontière bouge. A partir du moment où vous distinguez bien la spiritualité du religieux et de sa cohorte de crimes, commis au nom des plus hauts idéaux, vous voyez beaucoup d’alter créatifs admettre la nécessité d’une introspection, d’une transformation intérieure personnelle en rapport avec l’univers. Pas tous, bien sûr...

Les mots sont des marqueurs émotionnels incroyables, qu’on ne modifie pas si facilement. Accepter de baisser la garde, puis discuter de ce qui résonne positivement et négativement est un travail fondamental. C’est vrai pour des mots nettement moins chargés que « spiritualité ». Pour certains, par exemple, le mot « travail » fait aussitôt résonner des émotions positives, associées aux idées d’émancipation, d’édification, de reconnaissance, d’estime de soi, de revenu. Mais pour d’autres, il va d’abord évoquer la pénibilité, la dépendance, l’exploitation et les plus dures nécessités.


Tant que les uns et les autres n’ont pas dit pourquoi ils étaient bien ou mal avec ces mots, le débat peut s’éterniser en pure perte.

N.C. : Éclairer le langage serait-il une façon de révéler la dimension émotionnelle de nos processus économiques et politiques ?

P.V. : Absolument. Il faut par exemple retrouver l’origine des mots « valeur » et « richesse ». « Valor », dans toutes les langues latines, c’est la force de vie. La plupart du temps, les dictionnaires l’oublient. Pourtant, quand on dit « valide », on comprend bien qu’on n’est pas en face d’une force mécanique, mais d’une force énergétique, psychique et spirituelle. C’est pourquoi la destruction de valeur se repère facilement au sentiment de perte de substance de vie. La forme extrême de destruction de valeur est le désespoir, qui peut conduire au suicide. Mais le découragement, la tristesse, l’épuisement sont des indicateurs émotionnels et corporels, qui nous renseignent sur la destruction de valeur. De la même façon, la destruction de ressources écologiques fondamentales pour le vivant, telles que l’air et l’eau, sont des destructions de valeur...

Le mot « richesse », lui, a une racine indo-européenne, « raïk », qui renvoie à la puissance, non pas dominatrice, mais créatrice. C’est intéressant, parce que le tantra, qui utilise ce mot et qui est une des rares traditions spirituelles à n’avoir pas été déformée par le patriarcat - il est né il y a plus de 4000 ans, à une époque non patriarcale -, est à l’origine de la définition des fameux Yin et Yang.



Or, qu’en dit-il ? Que le Yin est la puissance créatrice et le Yang la capacité d’émerveillement.

N.C. : On nous apprend habituellement le contraire : le Yang serait la force créatrice et le Yin la réceptivité...

P.V. : Parce que le patriarcat a tout inversé ! Si nous revenons à l’origine, et si l’humanité masculine, à dominante Yang, se prive de sa capacité d’émerveillement, qui est à l’origine de la science aussi bien que de la contemplation spirituelle (dans les deux cas, il s’agit de se tourner vers le ciel et d’admirer le cosmos), eh bien, au lieu de s’extasier devant la force créatrice Yin, dont l’humanité féminine est biologiquement porteuse, cette humanité masculine va chercher à capter cette force, à la détourner, à la dominer, à l’écraser.

N.C. : Ce renversement, qui serait donc un retour à l’équilibre originel, a-t-il la moindre chance de se produire réellement ? D’ailleurs, comment imaginer que l’économie et la politique du monde réintègrent leur dimension émotionnelle ? Les nouvelles initiatives, comme les monnaies libres ou les systèmes de redéfinition des « vraies valeurs », signalent-elles un changement de paradigme ?



P.V. : Encore une fois, au départ, par leur nature profonde, valeur et richesse ont une origine similaire : c’est la force vitale et la puissance créatrice de vie. Le fait qu’aujourd’hui, la biosphère elle-même soit menacée - donc nos vies ! - oblige les esprits à se réaligner sur ces vérités simples. Quand je donne une conférence, j’aime demander à une moitié de la salle de s’interroger sur ce qui compte vraiment dans nos vies, et à l’autre moitié, de chiffrer les valeurs comptables de nos existences économiques ; puis on compare et on s’aperçoit que l’essentiel de ce qui compte vraiment n’est pas comptabilisé monétairement ! Nous ne pourrons bientôt plus aborder la question économique sans la « réencastrer » dans des perspectives écologiques et anthropologiques plus fondamentales, voire, comme le suggère Amar Kassem, dans l’éthique - il dit même « l’économie doit redevenir une branche des sciences morales », utilisant volontairement ce vieux terme pour frapper les esprits. Il faut comprendre que le découplage total de l’économie, d’abord du politique, puis de l’éthique, a abouti à cette définition terrible que le grand économiste français du début du XX° siècle Léon Walras a donné dans son Traité d’économie politique pure : « L’utilité économique du poison recherché par l’assassin pour tuer sa victime a la même valeur, voire davantage, que celle du médicament recherché par le médecin pour soigner son patient. »



Pourquoi ? Parce que, dans la vision qui s’impose à partir de la Révolution industrielle, l’utilité économique est définie comme le prix qu’un acteur est prêt à mettre sur un marché pour accéder à un bien ou un service. Si le prix que l’assassin est prêt à payer pour le poison est supérieur au prix que le médecin est prêt à payer pour le médicament, eh bien, l’utilité économique du poison est supérieure à celle du médicament. On est là au comble des conséquences du découplage de l’économie d’avec le politique et de l’éthique. C’est d’ailleurs parce que Walras était très conscient des conséquences redoutables de ce découplage qu’il a été par ailleurs, mais c’est beaucoup moins connu, un théoricien et un praticien de l’économie sociale. C’était un penseur très radical, partisan par exemple de la socialisation des terres. Faisant partie de ceux qui avaient poussé le plus loin la formalisation mathématique de l’économie, il se rendait bien compte d’où ça menait. Son drame, c’est qu’on n’a gardé de lui que la formalisation, et pas l’engagement social totalement opposé qui en découlait.

Quant aux deux grands outils de réappropriation démocratique de l’économie que vous évoquez, la redéfinition du calcul de la vraie richesse et la question de la circulation monétaire, notamment sous l’angle des monnaies libres -, ils doivent être en permanence réarticulés aux grands enjeux écologique et anthropologique. Si on ne le fait pas, les formes alternatives vont elles-mêmes buter sur des postures de vie captatrices de richesse, de pouvoir et de sens.



Prenez la grande expérience des Creditos, en Argentine, quand le Pesos s’était effondré, dans les années 90. D’un seul coup, le système alternatif de la monnaie libre a fonctionné à plein. Sept millions d’Argentins n’échangeaient plus que des Creditos. Mais comme ils n’avaient pas travaillé les changements de posture intérieure, une grande partie d’entre eux ont réinvesti dans la monnaie alternative les mêmes comportements de spéculation, de pouvoir ou d’exploitation qu’avec n’importe quelle autre monnaie. Donc, plus on avance sur ces terrains-là, plus devient déterminante la question des changements intérieurs vis-à-vis de la richesse, du pouvoir et de la vie elle-même. Sinon, ça ne marche pas. C’est pourquoi la question du « bien vivre », qui est montée au Forum social de Belem au même niveau que la question des biens communs de l’humanité, portée de manière significative par les peuples indigènes, est fondamentale. Vous avez vu le hors-série de Courrier International sur « la vie meilleure » ? C’est typique. Un tel numéro, il y a dix ans, serait paru dans la presse alternative. Cela montre à quel point ces questions montent actuellement dans tous les esprits, alternatifs ou pas. Il faut le savoir : aujourd’hui, les facteurs psychiques jouent bien plus encore que dans les années 30, avec donc aussi de possibles émergences chaotiques, destructrices et guerrières.

N.C. : Face à l’inévitable montée de la violence, que faire ?

P.V. : Pour moi, l’élément clé dans un contexte de peur grandissante, c’est Spinoza qui nous le donne : face à la peur, il n’y a que la joie de vivre.



Et ce qui caractérise la joie de vivre, c’est le couple « intensité + sérénité », qui vient s’opposer au couple actuellement dominant dans la sphère politique, économique et médiatique : « excitation + dépression ». Par exemple, quand le Wall Street Journal dit : « Wall Street ne connaît que deux sentiments, l’euphorie ou la panique », ou quand Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, parle de l’« exubérance exceptionnelle des marchés financiers », on voit bien que ce couple « excitation + dépression » est au cœur de l’économie financière, au cœur du système médiatique, au cœur de la vie politique. Or, on ne peut en sortir qu’en reconnaissant que le côté positif de l’excitation est l’intensité, mais qu’il y a une autre façon de la vivre. Cette intensité-là, c’est l’art de l’attention, avec un A, et non pas de la tension, avec un T. C’est accepter de ne pas tout vivre, mais de vivre ce que je vis le plus consciemment, le plus intensément possible. Quand je me mets dans cette disposition intérieure, je suis à la « bonne heure » et je peux être dans la sérénité, qui est une condition de l’intensité, parce qu’elle me permet d’être complètement disponible.

N.C. : Votre livre oppose la « bonne heure » à la mauvaise humeur...

P.V. : Oui. La joie me vient quand je suis présent ici et maintenant. Mais je peux aussi me trouver à la « mauvaise heure », si je m’interdis le chagrin et la tristesse à l’occasion de la perte d’un être cher. Ce qui compte, c’est la qualité de la présence.