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mardi 22 octobre 2013

Le machiniste, par Louis Jouvet



Quand je considère les gens de théâtre, c’est le machiniste qui m’apparaît, pour avoir, mieux qu’un autre, le sens du dramatique. Tout ce que je sais du théâtre, je l’ai appris d’abord avec les machinistes, sur la scène, dans cet espace imaginaire où se passent des actions imaginaires qu’on appelle pièces de théâtre. Dans cette profession où chacun travaille dominé par un sentiment, le machiniste est peut-être le plus éminent. Celui qui sait dire le sens des choses invisibles, celui qui sait en faire les écrans, qui a le sens du théâtre.

Le poète en a le don, l’acteur s’y exerce et en profite de toute façon mais le machiniste en a comme le secret. Car il a le sens du métier.
Un métier secret et qui fait du secret du théâtre, le secret d’un métier.

Le sentiment dramatique de l’acteur n’est pas celui du lieu.
Il peut jouer deux cent fois et serait incapable de décrire le décor qui le reçoit.
Il n’a de sentiments dramatique que pour lui-même, pour son costume, son entrée et sa sortie de scène.
Le lieu ne le préoccupe pas. La salle plus que la scène lui importe. Si elle est trop grande ou trop petite.
Il ne s’occupe que de son texte et de sa scène à jouer.
Et toute sa fonction est réduite à ce duel entre son rôle et le public.
Son sentiment dramatique est orienté sur un personnage, qu’il parasite, où il se ventouse et se sustente.



D'ailleurs ce sentiment n’est pas désintéressé.
Il vise à son succès, à son éclat.
S’il est applaudi, tout disparaît autour de lui, s’il n’est pas remarqué rien n’existe des beautés environnantes.

Mais celui qui vit et travaille pour le lieu dramatique agit bien différemment.
Celui qui pendant des semaines, cloue, colle, scie, invente par cent devis : menuiser, forgeron, ébéniste, charpentier, gabier, tapissier, tapeur, ingénieur et ouvrier à la fois. Que n’est il pas ?
Il sait tout faire : Un salon, une cabine de bateau, un palais grecque une chambre renaissance.



Celui-là éprouve et pratique le sentiment dramatique à l’état pur pour tout ce qui touche au théâtre.

Ce que j’ai vu ou appris de lui est la vraie tradition.
Être assis dans la salle vide et contempler la scène en travail : On se sent l’âme d’un spectateur.

Voir le décor se former peu à peu, errer dans la salle et aller s’asseoir dans d’autres fauteuils, visiter les loges et les avants scènes d’où l’aspect du décor change à chaque fois
Rendre à chaque fois par l’imagination, l’état d’esprit, le rang, la condition du spectateur qui occupera cette place.
On imagine qui il sera, comment, avec qui.
On se rappelle de soirées comme spectateur, de sa joie et de sa mélancolie.
Soudain les lumières en s’allumant ou en s’éteignant viennent changer les proportions et les perspectives du décor.



Errer dans les coulisses pendant que les hommes s’affairent dans une lente attention, une ardente patience, avec des gestes simples.
Ils passent, repassent, descendent dans les dessous du théâtre, ces entrailles, cet enfer qui a la magie, la sorcellerie, le charme et l’aspect redoutable et incompréhensible des greniers de notre enfance.



Ils montent dans les cintres, sur les passerelles et les services, les balcons semblables aux bastingages des bateaux avec leurs lices et leurs cordages, bien arrêtés par des chevilles régulièrement espacées dont la part inutile est roulée sur le plancher.

Pour ne pas impatienter ces hommes, on s’efface et on retourne dans la salle.


  • Extrait de "Louis Jouvet, Préface à l’édition en langue française de La Pratique pour fabriquer scènes et machines du Théâtre par Nicola Sabbattini, 1942, pp. 39-40."
  • Ecoutez l'Enregistrement du texte lu par Pierre Fresnay
  • Voir le Lexique du Théâtre ainsi que l'article Scénographie, par Jean Cholet.





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